© Illustration Simon Toupet / Mediapart
Dans sa nouvelle chronique, la jeune journaliste et poétesse palestinienne Nour Elassy dit sa douleur ainsi que celle de sa génération de penser aujourd’hui à l’impensable : quitter Gaza. Car, en détruisant tous les possibles, Israël a d’ores et déjà réussi son plan d’expulsion forcée.
Gaza (Palestine).– Je n’aurais jamais pensé dire cela un jour, et cela me fait mal de l’admettre, mais je pense sérieusement à quitter Gaza. Le simple fait d’écrire ces mots me remplit d’une honte que je ne peux même pas expliquer.
J’ai été élevée dans l’idée que Gaza n’est pas seulement un lieu, c’est mon âme, mon histoire, mon identité. Je n’ai vu ici que des épreuves enveloppées de sainteté, la guerre enveloppée de chaleur, la destruction entourée d’un sentiment inébranlable d’appartenance.
Et pourtant, après tout ce que nous avons enduré, après les nuits interminables de bombardements, la faim, les déplacements, les corps ensevelis sous les décombres, je laisse maintenant grandir dans mon esprit la pensée suivante : et si je partais ? Et ce n’est pas seulement moi.
Beaucoup d’entre nous, jeunes et brillants, autrefois enracinés si profondément dans cette terre, pensent aujourd’hui à l’impensable. Nous rêvons de construire quelque chose à l’extérieur, car tout ce que nous construisons ici est détruit, physiquement et spirituellement.
Un homme que je connais a passé dix ans à économiser pour construire un appartement afin que lui et sa femme puissent enfin quitter une seule pièce surpeuplée. Le jour où ils ont emménagé, ils ont été déplacés. Quelques jours plus tard, l’appartement a été bombardé.
Qu’est-ce que cela fait à l’esprit d’une personne ? Comment peut-on encore croire à la pérennité lorsque celle-ci n’est qu’une illusion ? Aujourd’hui, cet homme parle de ne plus jamais investir à Gaza. Et moi, j’ai tant donné à ce pays. J’ai étudié, j’ai travaillé, je me suis battue pour être la voix de mon peuple. Je veux travailler avec les Nations unies pour transmettre les témoignages de toutes les âmes écrasées par l’injustice.
Mais comment continuer à porter le poids d’une patrie qui se vide sous mes yeux ?
Israël a réussi – oui, je le dis, douloureusement et sincèrement – sa stratégie diabolique d’expulsion forcée. Non pas par des camions et des frontières, mais par des traumatismes. En rendant Gaza invivable.
Ils ont transformé les maisons en cibles, les hôpitaux en cimetières, les écoles en ruines. Ils nous ont affamés, déplacés, bombardés encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la survie. Ce n’est pas une guerre, c’est un nettoyage démographique, systématique et cruel. Ils ne voulaient pas seulement nous tuer, ils voulaient tuer notre volonté de rester. Et, que Dieu me vienne en aide, ça marche.
Cela fait plus mal que n’importe quel missile, n’importe quelle blessure, de dire ceci : ils nous poussent à partir, et nous commençons à lâcher prise – non pas sur notre amour pour Gaza, jamais cela, mais sur notre conviction que nous pouvons vivre ici, grandir ici, élever nos enfants ici. Et c’est là leur arme ultime : non pas les bombes, mais le désespoir.
Non pas combattus, non pas déplacés, mais délibérément effacés. Morceau par morceau, corps par corps, ville par ville. Le monde regarde, les caméras tournent, les camions humanitaires arrivent avec des miettes d’aide et des logos aux couleurs vives – et pourtant, le silence est assourdissant.
Notre peuple est comprimé dans une boîte de plus en plus étroite où il n’y a plus d’air pour respirer.
Ce qu’Israël fait à Gaza n’est pas une guerre. C’est un nettoyage ethnique. C’est un génocide. Et la communauté internationale, enveloppée dans le langage de la diplomatie et de la démocratie, n’est pas seulement complice, elle est responsable.
Le 20 mai, Benyamin Nétanyahou a déclaré une nouvelle opération : « Les chariots de Gédéon » – un nom biblique pour un massacre moderne. En pratique, cela signifie l’invasion militaire totale des dernières villes de Gaza.
Rafah, qui était autrefois une belle ville prospère, a été effacée et entièrement prise. Khan Younès est maintenant envahie, rue par rue. Deir el-Balah étouffe sous le poids des personnes déplacées. Ils ne ciblent pas les militants, ils ciblent des lieux. Des quartiers entiers. Des familles. Des avenirs.
L’objectif d’Israël n’est plus caché. Il veut que Gaza soit vidée de ses Palestiniens. Du nord à la ville de Gaza, jusqu’au dernier camp de Rafah, les civils sont forcés de descendre vers le sud sous le prétexte de « zones de sécurité » – des zones qui sont ensuite bombardées. L’objectif n’est pas la sécurité. Il s’agit d’exil. Un exil forcé.
Notre peuple est comprimé dans une boîte de plus en plus étroite où il n’y a plus d’air pour respirer, jusqu’à ce que tout ce que nous voulons, tout ce que nous pensons, soit de partir.
C’est ce qu’ils veulent. Nous faire abandonner. Faire croire à la prochaine génération de Palestiniens – la mienne – qu’il n’y a plus rien qui vaille la peine de rester. Nos maisons sont en poussière. Nos écoles sont en ruine. Nos diplômes, nos cahiers, nos rêves gisent sous les débris.
L’enseignement a été suspendu pour une durée indéterminée. Les enfants n’ont pas mis les pieds dans une salle de classe depuis des mois. Les universités ont été rasées. C’est un scolasticide, l’assassinat délibéré de notre droit d’apprendre, de grandir, d’exister en tant qu’êtres pensants.
Et quand le monde ose envoyer de l’aide ? Cette aide est un mirage. Des centaines de camions sont nécessaires chaque jour pour nourrir notre peuple. Israël n’en laisse passer qu’une poignée – assez pour faire la une des journaux, pas pour survivre. Le reste ? Pillé, souvent dans des zones fortement surveillées, voire encerclées par les forces israéliennes.
Il s’agit d’un peuple qui est massacré, affamé, déplacé et effacé pendant que le monde débat de la terminologie.
L’aide est présentée à nos enfants affamés comme un appât, puis volée. Ensuite, elle est filmée, puis utilisée comme arme. Comment appelle-t-on un système qui utilise la faim comme un outil militaire ? Ce n’est pas de la sécurité. C’est une guerre de siège. Et c’est un crime.
Nous assistons à quelque chose qui dépasse la cruauté. Des enfants sont brûlés vifs. Pardonnez ma description. Des membres sont arrachés à leurs petits corps. Non pas comme un accident de guerre, mais comme un résultat accepté. Un fait. Un coût. Ce n’est pas un conflit. Il s’agit d’un génocide.
Nous, les habitants de Gaza, sommes en train de sortir de l’histoire en temps réel. Et pourtant, aucune action n’a été entreprise. Parce que le monde a échangé son âme contre de la politique et de la normalisation. Ils nous ont laissé le choix entre l’exil et l’extinction.
Je n’écris pas ces lignes en tant que journaliste. Je les écris en tant que fille qui ne peut plus promettre la sécurité à ses parents. En tant que sœur qui entend des explosions et se demande si le prochain nom appelé sera le nôtre. En tant qu’étudiante dont l’éducation a été réduite en cendres. En tant que jeune femme à qui l’on dit qu’elle mérite la liberté, mais dont la vie est enfermée dans une prison. Et surtout, en tant qu’être humain criant dans le vide, suppliant quelqu’un – n’importe qui – de regarder cette vérité dans les yeux et de ne pas détourner le regard.
Il ne s’agit pas de complexité politique. Il ne s’agit pas de deux camps. Il s’agit d’un peuple qui est massacré, affamé, déplacé et effacé pendant que le monde débat de la terminologie.
Si les droits humains, le droit, la morale ont encore un sens, Gaza est l’endroit où ces valeurs doivent subsister ou mourir. Car si le monde peut nous regarder disparaître et ne rien faire, alors rien de ce qu’il prétend défendre n’est réel.
Nous ne mourons pas en silence. Nous documentons notre propre destruction.
Souvenez-vous de ceci : si Gaza tombe, elle ne tombera pas dans l’obscurité – elle tombera sous les projecteurs, tandis que le monde défile, sachant et choisissant d’oublier.
Ce texte a été confié à Rachida El Azzouzi, qui l’a traduit de l’anglais.
Nour Elassy est journaliste, écrivaine et poétesse. Âgée de 22 ans, elle a étudié la littérature anglaise et française. Elle est née et a grandi dans la bande de Gaza, dans le quartier d’Al-Tofah, dans le nord-est du territoire.
Pendant plus de quinze mois, Nour Elassy a été déplacée avec sa famille à Deir el-Balah, dans la partie centrale de la bande de Gaza. Revenue en février 2025 dans le nord de Gaza, elle a été de nouveau déplacée avec sa famille début avril. Elle se trouve aujourd’hui dans la ville de Gaza.
L’écriture, dit-elle, la sauve. Peu après le 7-Octobre, elle a commencé à écrire des poèmes qu’elle a rendus publics, notamment sur le réseau social Instagram.
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